samedi 19 janvier 2013

Une sale affaire


Voilà un titre prémonitoire qui aurait dû me mettre la puce à l'oreille.

En 1980, mon ambition principale était de composer de la musique pour le cinéma. J'avais quitté la radio depuis près de 5 ans et je travaillais dans la société d'éditions de mon père. Après avoir été journaliste dans sa revue trimestrielle de mode :  Mr (ancêtre de Vogue Homme), je commençais une carrière commerciale aux antipodes de mes aspirations profondes. Aux heures ouvrables je vendais des espaces publicitaires pour ses annuaires professionnels et le reste du temps je continuais à composer de la musique et des chansons.  L'époque où les compositeurs proposaient des musiques à des éditeurs ou des chanteurs en leur jouant la mélodie au piano et en les laissant imaginer les orchestrations était révolue. Maintenant il fallait arriver avec des maquettes bien plus élaborées. C'est la naissance des home-studios et les compositeurs deviennent chanteur, arrangeur et preneur de son !
Voyant que je ne courrais pas dans la même cour, un jour je propose à mon père une association. Il investit pour moi dans du matériel me permettant de présenter mes musiques de façon plus professionnelle et accepte que je travaille pour lui à mi-temps, l'autre moitié du temps  je compose et je prospecte. Si je vends une musique, je lui rembourse l'investissement.
On achète donc un super synthétiseur qui soit disant imite tous les instruments :  le Polymoog et un magnéto 8 pistes demi pouce Teac.
J'épluche toutes les semaines une revue professionnelle de cinéma indiquant les films en tournage et surtout les films en préparation.
Je repère un film prévu avec Victor Lannoux et Marlène Jobert réalisé par Alain Bonnot,  illustre inconnu. Je le contacte pour proposer mes services. Je lui suggère de lui envoyer une cassette de démo de mes diverses compositions. Très vite il me rappelle et semble intéressé par ma musique. Au cours de notre premier premier rendez-vous, il m'informe qu'il n'avait pas du tout pensé à la musique de son film et que tout était ouvert. Je lui recommande le test qui me parait être le plus équitable : Lire son scénario et lui proposer la musique qu'il m'a inspiré. Là, il pourra vraiment me juger sur pièce. Il accepte mais m'impose juste une contrainte :  une musique de Jazz dans le style des films de séries B des années 60. Il a dans sa tête la musique d' "Ascenseur pour l'échaffaud" et le ver est dans la pomme ! 
Quelques jours plus tard j'enregistre une maquette avec le copain d'un copain au Sax Ténor. Le polymoog fait le Xylo et la basse. La batterie est une affreuse boite à rythme devenue vintage depuis et je suis au piano.
Je fais venir Alain Bonnot chez moi et je lui fait écouter le thème que j'ai composé pour lui.



Il est emballé !! 
Il danse dans mon living un slow langoureux, tout seul, ses bras entourent sa nuque comme le ferait sa partenaire. 
"Je vois Marlène danser ....." dit-il 
Et moi je vois des dollars dans mes yeux comme dans les cartoons de Tex Avery !!
Il repart avec la maquette et me promet une réponse définitive rapide.
Je ne touche plus terre.
Un peu plus tard il me rappelle en me disant qu'en tant que jeune réalisateur, il pourrait peut-être être amené à faire certaines concessions. Il a été très longtemps 1er assistant et c'est son premier long métrage. Pour l'instant on ne lui à rien imposé, mais s'il doit lâcher quelque chose ce sera sur la musique.
Nous sommes en juillet, le tournage est prévu à la rentrée, il pense qu'on sera fixé après les vacances et qu'à priori ça devrait être moi.
Je vous laisse imaginer mon état d'esprit pendant ces "grandes" vacances 1980.
A la rentrée il me confirme que pour l'instant je tiens toujours la corde puisque je suis le seul en lice.  Néamoins, il aimerait finir de convaincre ses producteurs avec une maquette plus professionnelle.
Mes parents ont parmi leurs amis, une chanteuse de jazz amateur très introduite dans ce milieu. Elle fait des boeufs avec des pointures dont je ne mesure pas du tout la dimension. Elle me met en contact avec quatre stars du jazz en France.

Au sax Ténor François Jeanneau


 
A la batterie Daniel Humair


Au piano René Urtreger





A la basse Henri Texier





Ensuite je contacte un éditeur musical et je lui propose le deal suivant : 
Vous investissez dans une séance de studio (3 heures), vous rémunérez les 4 solistes et si je fais la musique de ce film, je vous prends comme éditeur musical. Il faut savoir que c'est l'éditeur qui paye les séances de studio et les musiciens mais qu'en revanche il partage les 2% de recette de tout le film avec le compositeur. Vu qu'il ne produit pas la musique de "la Guerre des étoiles", et vu l'affiche, il est largement gagnant.


Nous sommes allé un soir en studio avec ce petit monde ... Et ça a donné ca :



 


J'avais vraiment l'insouciance de mon âge.
J'ai distribué mes partitions à ces géants de la musique.
J'avais oublié de transposer la partition de Sax !!
On écrit un ton au dessus pour le Sax ténor car il est accordé naturellement en Si bémol, donc quand il joue un do, on entend un Si bémol.
François Jeanneau a dû tout jouer en faisant la conversion dans sa tête !!!
Idem pour  la batterie. J'avais écrit le rythme pour toutes les mesures, alors que le Maître pouvait largement faire 100 fois mieux au feeling. J'ai compris ça lorsque Daniel Humair m'a demandé s'il était obligé de jouer ça !!
Tout a été mis en boite en une demie heure.
Au moins je garderai ce souvenir incroyable.
Ensuite les choses se sont gâtées.
Le mieux est l'ennemi du bien !

Lorsque j'ai appris, peu de temps après, que mes stars se produisaient un soir dans un club de jazz, j'ai proposé à Alain Bonnot, pour finir de le convaincre et pour lui montrer à quel point j'avais choisi des musiciens sûrs, lui qui était si inquiet, de m'accompagner au Diable des Lombards.
Là il a compris que j'avais raison. C'était, en effet,  de Très Grands Musiciens et il  leur a immédiatement proposé de venir improviser à l'image sur son film,  comme dans "Ascenseur pour l'échaffaud". Tiens, tiens. Idée quand tu nous tiens !!
Fin du coup !
Il n'y avait plus de place pour moi.
Ni pour le pianiste d'ailleurs, que j'avais rajouté pour la maquette au trio habituel que formaient Humair, Jeanneau et Texier et qu'ils ont exclu instantanément de leur "bonne affaire".
Lorsque j'ai vu le film plus tard, j'ai su que je ne m'étais pas trompé.
Ils ont composé une musique dans la même ambiance que celle que j'avais faite, mais sans mélodie mémorisable.
J'ai rappelé des années plus tard Alain Bonnot, lorsque son film est passé à la télé. Il a reconnu que "j'avais bon", mais qu'il était très jeune et inquiet à l'époque.
Depuis les moyens techniques se sont beaucoup démocratisés, et lorsque le film est repassé à la télé récemment, je l'ai resynchronisé avec ma musique pour me venger. Tout seul, chez moi, pour moi !!



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